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Indicateurs économiques, moral des citoyens et crédibilité internationale sont les marqueurs d’une Tunisie aujourd’hui en souffrance par manque de cadres formés à la prise de responsabilités politiques.  Le président de la République Kaïs Saïed, au milieu des tiraillements politiques et à la surprise générale, a désigné Hichem Mechichi, un indépendant, énarque et haut fonctionnaire d’État, à la tête du futur gouvernement. Personne ne l’aura vu venir y compris les analystes les plus chevronnés. Il faut reconnaître qu’il s’agit là d’une décision courageuse. Ainsi, le président sacrifie le politique au profit de l’étatique. Mais pourquoi ?

 

Depuis le déclenchement de la révolution inachevée, tous les politiciens démocratiquement élus ou ceux, moins nombreux, désignés sans avoir été élus, nous ont fait comprendre désespérément qu’ils sont dépossédés de toute aptitude.

Dans une autosuffisance, ils se contentent de la couronne sans pour autant en assumer les responsabilités et les prérogatives qui en découlent. En moins de dix ans, on ne compte plus le nombre de cadavres politiques, les ministres, les secrétaires d’État, les gouverneurs somnolant dans les oubliettes de l’Histoire… Hélas, la démocratisation de la puérilité nous a fait oublier le chagrin des grands Hommes.

Droit vers l’abîme

Je ne cherche pas ici à étaler la énième jérémiade. Je viens vous parler de faits. Et aussi regrettable soient-ils, les faits sont pluriels et les échecs sont légion. Il suffirait d’observer trois points focaux pour en conclure aisément qu’à ce rythme, on se dirige droit vers l’abîme.

Premièrement, les indicateurs économiques (PIB, balance commerciale, déficit et endettement), deuxièmement, le moral des citoyens (fuite des cerveaux, migration clandestine, suicides, insécurités et mouvements sociaux) et troisièmement, notre crédibilité internationale (classements, échec de représentativité au Conseil de sécurité de l’ONU, incapacité à s’organiser pour le sommet de la francophonie, absence de sollicitations dans les affaires internationales proches, inertie sous couvert de neutralité dans l’affaire libyenne…).

La Libye s’est embrasée depuis le déclenchement de la révolution inachevée, et dans ce dossier, nous avons été d’une petitesse mondialement attestée. Sous pression politique, le silence de notre armée vis-à-vis de la guerre imminente en territoire proche est signe d’allégeance indéfectible à la République. Pourtant, malgré la fierté de ses cadres, ils se sont inclinés face à la décision politique. Pour ceux qui ne le savent pas ou qui l’ignorent en axiome militaire : une guerre en Libye est, par ricochet, par cause à effet, par dualité territoriale, systémiquement, une guerre en Tunisie.

L’armée en est viscéralement consciente. Ne pas le reconnaître ou se refuser à l’admettre est similaire aux débuts de la pandémie où l’on entendait dire que c’était lointain, jusqu’à voir tardivement les premières conséquences désastreuses pour accepter la vérité. C’est humain et pardonnable pour le peuple, mais c’est une irresponsabilité condamnable pour ses dirigeants. Et malgré la conscience du risque engagé, l’armée tunisienne s’est pliée à la décision du civil.

D’un point de vue culturel, ethnique, génétique, nous sommes des Libyques. Et avant le découpage colonial, une grande partie de la Libye était l’étendue de notre territoire. La Libye n’est pas qu’un simple voisin ou un énième partenaire avec qui quelques traités nous lient. Non, la Libye, c’est notre patrie, c’est nous, c’est nos enfants et c’est notre destin commun. Et continuer à être inerte dans ce dossier, c’est être battu. Sauver la Libye des hyènes, c’est sauver la Tunisie des vautours. À date, notre absence en Libye est une désertion.

Le politique doit assumer ses responsabilités et prendre parti sur ce sujet. La désertion en Tunisie depuis l’aube de Carthage, aussi bien juridiquement que militairement et culturellement, est condamnable par le pire des châtiments.

Carence de talents

Pourquoi en sommes-nous là ? Tout simplement parce que nous n’avons pas de cadres formés à la prise de responsabilité politique. Nous avons fanfaronné la démocratie en omettant de former les pilotes de celle-ci. À défaut d’une prestigieuse École nationale supérieure des sciences politiques, tout le monde ose se présenter.

Nous sommes en carence de talents formés en mesure de nous soulager et de nous honorer. On ne s’improvise pas politicien du jour au lendemain. Une formation académique est nécessaire et doit être accompagnée au préalable d’une expérience terrain pour être en capacité de suggérer, de défendre et de conduire des idées louables et soutenables. Aujourd’hui, les faits sont là au vu et au su du monde entier. Il suffirait de regarder la chaîne Wataniya 2 pour s’abreuver de prises de paroles prudhommesques.

Il est urgent de léguer le pouvoir aux corps de l’État, plus à même de tenir le gouvernail du pays.

Hommes et femmes politiques sont nécessaires pour donner sens et vie à la démocratie. On peut s’investir pour former un nouveau genre de politicien, garant de notre mémoire, de notre culture, de nos valeurs et de nos aspirations nationales. Mais pour cela, il faut du temps. Et dans cet intervalle, il y a un moment pour freiner, un moment pour réfléchir et un moment pour agir.

Ce qui me conduit amèrement à conclure qu’il est urgent, vital et existentiel de léguer (provisoirement) le pouvoir aux corps de l’État, les plus à même de tenir le gouvernail du pays dans l’attente d’un investissement à une nouvelle caste d’hommes d’État, d’hommes de pensée, d’hommes de vertus, embrigadés au service de l’intérêt général et sculptés à remettre les pendules à l’heure de Carthage.

Parmi ces corps existants à qui je pense et à qui nous pourrions confier temporairement les affaires publiques se trouve le corps des hauts fonctionnaires (énarques), le corps des diplomates et le corps des armées.

Trêve politique

Le nouveau chef du gouvernement, lui-même, devrait, dans la continuité de la logique de sa nomination, instaurer une distance égale avec l’ensemble des partis. Et les partis devraient prendre le temps de se réinventer.

Il m’est triste d’en arriver là. Républicain dans l’âme, démocrate de conviction, animé d’espérance en notre démocratie, je suis contraint de conclure par la nécessité d’un moratoire, d’une trêve politique pour l’intérêt des plus faibles d’entre nous.

D’ailleurs, je ne suis pas le seul à le recommander. L’ancien président de la République, Mohamed Ennaceur, l’a vociféré la semaine dernière dans les médias. La faim, le sang et l’insécurité sont à nos portes, et qui d’autre que l’État s’appuyant sur ses corps pourrait être en mesure d’apporter la réponse à ces fléaux imminents et assurer la continuité de l’État le temps d’une trêve.

Source : jeuneafrique.com/ 06 août 2020/ Par : Kaïs Mabrouk : Professeur franco-tunisien de télécommunication